Des vignerons quittent l’appellation contrôlée, jugeant qu’il s’agit d’un carcan désormais inadapté. Retour sur une histoire mouvementée
La création des appellations contrôlées dans les années 1930, à la suite d’une crise longue et sévère, a sauvé des vignobles et préservé les autres de la médiocrité. Elle a aussi créé une forte ambiguïté. Une de ces exceptions à la française qui évite de maintenir éveillées l’intelligence et l’exigence. Combien de consommateurs ont en effet été déçus après l’achat d’un puligny-montrachet faiblard ou d’un saint-émilion osseux ? Elles restent cependant deux appellations contrôlées de prestige …
L’appellation ne garantit pas le goût d’un produit concurrentiel et évolutif comme le fait une marque (pensons aux alcools de grains, ou même aux marques de champagne), mais davantage l’origine. Dans l’esprit des fondateurs, notamment le député Joseph Capus qui fut à l’origine des différentes étapes fondatrices de ces appellations, il n’y avait pas de doute : l’AOC devait définir l’origine, la loyauté des vins, organiser un système qui garantisse aux consommateurs l’authenticité et signifier la qualité.
Mais une AOC qu’est-ce que c’est ? Un groupe humain autour d’un terroir, et qui dit groupe humain dit aussi des bons et des moyens, des intelligents et des crétins. Comment faire la différence ?
L’oubli du travail des hommes
Le terroir est placé au centre de la « reconnaissance d’origine ». Et, même si on le définit officiellement comme une sorte de trinité entre la nature, le cépage et le travail de l’homme, cette dernière référence est la plupart du temps oubliée. Dans de nombreux écrits, on trouve des définitions similaires à celle-ci, relevée dans un guide : « Le mot terroir […] désigne dans notre tradition viticole l’association intime d’un sol et d’un microclimat particuliers qui, liés à un ou plusieurs cépages bien adaptés, donnent un vin un caractère marqué et individuel. » Ce n’est pas faux. Sans cette « association », pas de vins fins.
Mais c’est aussi entretenir l’idée, celle-ci bien inexacte, que le terroir est le résultat d’une sorte de génération spontanée. Ce que Roger Dion, grand géographe et professeur au Collège de France, appelait l’ « explication naturaliste ». Le grand vin étant en quelque sorte une révélation : le fruit offert aux hommes de ces « associations intimes » entre cépages et coteaux bien exposés. « Il faut rappeler que, selon leur définition générale, les AOC s’appliquent à des produits dont « la qualité ou les caractères sont dus au milieu géographique comprenant des facteurs naturels et des facteurs humains ». Et l’on n’insistera jamais assez sur l’importance de la conjonction de coordination finale : les AOC sont une alliance de la nature et de la culture dans cette entité complexe qu’est le terroir », rappelle Norbert Olszak, spécialiste du droit des appellations.
Une histoire de transports et de marché
L’histoire de l’implantation et du développement des vignobles réputés n’a pas suivi d’autre logique que celle des marchés possibles évoqués par l’agronome Olivier de Serres dans son Théâtre d’agriculture en 1600 : « Si n’êtes en lieu pour vendre votre vin, que feriez-vous d’un grand vignoble ? »… Ce n’est pas le lieu magique qui a fait le vin, mais la possibilité de le vendre. Les routes, les fleuves, les ports sont bien plus les causes premières des grands vins que les socles calcaires, les feuilletages schisteux, les argiles bleues ou les graves fines et rondes. « Il n’y a pas moins d’excès à définir les grands crus bordelais comme une « conséquence » de la présence de la terre de graves qu’il n’y en aurait à représenter l’art ogival comme un don du calcaire lutétien », dit encore Dion. En d’autres termes, ce ne sont pas les sols et les expositions qui ont offert aux hommes la terre promise, mais la nécessité.
Un exemple plaisant : celui du fameux Château d’Yquem. De quoi est-il né ? De la rencontre d’une baguette magique avec les brumes du ruisseau Ciron, porteur des ferments de la fameuse pourriture noble ? Plus prosaïquement, du traité d’alliance franco-hollandais de 1635, comme l’explique l’historienne Sandrine Lavaud. « La viticulture bordelaise a dû se mettre au goût du jour et s’adapter à la demande des négociants flamands, grands amateurs de blancs. » Le mouvement initié dès 1560 « avec l’arrivée massive des Hollandais et des Hanséates sur le marché bordelais » se traduit par une concentration du foncier entre quelques propriétaires. Les familles riches, comme les Sauvage, sieurs d’Yquem, imposent les vendanges de raisins « pourris » pour obtenir le maximum de sucre, et plus tard disposent des moyens de drainer les sols. Avant cette ouverture commerciale et l’initiative de propriétaires fortunés et avisés, la région de Sauternes produisait un rouge pas terrible, juste bon à faire reluire les armures.
Une demande de plus en plus forte
On pourrait multiplier les exemples : la création du Clos de Vougeot à partir du XIIe siècle, par les moines de Cîteaux, sur l’emplacement d’un presque marécage ; la domestication de la vallée du Douro, au Portugal, où sont produits les grands portos, ou celle des vignobles de Savennières et de Côte-Rôtie… sur des versants impossibles, mais à proximité de voies fluviales. Partout, le même constat historique, celui résumé par Olivier de Serres : un grand vignoble, c’est d’abord celui que les hommes créent, car ils en dominent le commerce.
Le phénomène AOC a inversé la démarche. Le réel succès rencontré par les vins d’appellation a, d’une certaine façon, polarisé les attentions et bloqué les initiatives. La garantie d’origine, celle du terroir, était devenue la garantie de bien vendre. Les connaissances nouvelles en géologie et pédologie sont venues conforter les discours sur le terroir. Comme la demande de classement était de plus en plus forte, à coups d’études, de commissions dépêchées sur place, on a justifié, cartes à l’appui, des passages en AOC qui n’auraient peut-être pas dû se faire. Comment en effet dire de l’appellation contrôlée qu’elle garantit une origine, un terroir, et, sans barguigner, l’offrir à des territoires plus vastes que deux cantons ? Des zones dont la géologie et l’« intime association » avec les cépages sont forcément variables.
Cet article a déjà été publie dans le hors série du Point « Les meilleurs vins » en mai 2006.
A suivre.
Sources : http://www.lepoint.fr/vin/a-quoi-servent-les-aoc-1–14-05-2018-2218289_581.php